Archi Beau : Cap Martin, villégiature intime selon Le Corbusier


C’est un beau roman, c’est une belle histoire… Cette histoire voit le jour en 1947 à la racine du Cap Martin, là où le soleil, la chaleur rivalisent avec la vivacité des couleurs, la beauté des rivages et l’infini de l’horizon marin.

      Ici commence l’histoire d’une amitié entre deux hommes que rien ne prédestinait à se rencontrer : l’artisan plombier niçois reconverti et l’architecte prestigieux. 



L’un, Thomas Rebutato,  va mettre à profit toute sa créativité pour transformer son cabanon de pêcheur flanqué sur un terrain en « restanques »,  voisin de la « Villa Blanche » E-1027,  en un  lieu de convivialité et de simplicité, « L’Etoile de Mer » dédié aux promeneurs du bord de mer. L’autre, Charles-Edouard Jeanneret, alias Le Corbusier,  auquel l’Unité d’habitation  de Marseille, en cours de chantier, donne une renommée populaire, laisse une empreinte architecturale  à ce site en imaginant des peintures, des Unités de Camping et son « Cabanon » qui sera reconnu à terme comme un véritable manifeste de l’architecture moderne.



L’Etoile de Mer, l’art de vivre du cabanonier


     Avec sa terrasse panoramique, sa treille, ses cannisses, sa salle de bar et son jardin en « restanques », l’Etoile de Mer illustre l’art de vivre populaire du cabanonier en Méditerranée.


     Le Corbusier  ne s’y est pas trompé. Dès l’ouverture de ce « bistrot casse-croûte » en l’été 1949,  il est le premier client, occupant alors l’illustre « Villa Blanche » d’Eileen Gray et Jean Bodavici, jouxtant le petit établissement.




 Il propose À Thomas dit « Monsieur Robert », le propriétaire, d’y prendre pension pour les repas, pendant une semaine, avec toute son équipe. À partir de là, Le Corbusier et sa femme Yvonne adoptent le lieu et en deviennent les hôtes attitrés tous les étés et ce jusqu’au décès de ce grand architecte qui disparaîtra en août 1965 sur la plage de Buse lors d’une dernière baignade.


     Lorsque l’on se tient sur la terrasse de l’Etoile de mer, notre regard est happé par l’immensité bleue et la splendide vue sur le littoral qui s’étire jusqu’à Monte-Carlo. 


 Dans le jardin, sous nos pieds, c’est le domaine du thym, du romarin, des cactées, palmiers, oliviers et autres succulentes.



 On comprend aisément pourquoi Le Corbusier élit domicile ici et nul part ailleurs pour passer tous ses étés, lui qui aimait tant la Méditerranée, celle-là même qui ne cessera de nourrir son œuvre.




     Adossée à la rambarde de la terrasse, dos au panorama, observant la guinguette ornée d’une peinture réalisée par l’architecte, en contrebas de la ligne de chemin de fer et du chemin des douaniers, je ne peux m’empêcher de fermer  les  yeux  pour remonter le temps, 70 ans  en arrière et essayer  de  me  replonger dans l’ambiance de ces douces soirées d’après-guerre, des soirées joyeuses animées par les airs de Brassens, Mouloudji ou Félix Leclerc, au son des guitares et des harmonicas. 




Les clients sont  des jeunes campeurs, pêcheurs, baigneurs, joueurs de cartes ou de boules, des amateurs de pan-bagnats, de spécialités niçoises ou de poissons : poulpes, stockfish,  bouillabaisse à la langouste. Ici, Le Corbusier  peut déguster en toute quiétude ses oursins  à l’apéritif. Dans la clientèle, la plupart ignorent qui il est.











Le Cabanon, œuvre intime de villégiature

     D’ailleurs, en 1951, il demande à son ami Rebutato de lui céder une partie de sa parcelle pour y construire juste à côté de la guinguette,  sa cantine préférée,  une habitation de vacances : le Cabanon.


     La légende du projet, de la bouche du grand maître lui-même,  dit qu’il s’agit d’une création fulgurante. « Le 30 septembre 1951, sur un coin de table, dans un petit casse-croûte de la Côte d’Azur,  j’ai dessiné, pour en faire cadeau à ma femme pour son anniversaire, les plans d’un cabanon. »



      Il est construit en 1952 selon les règles de dimensions harmonieuses définies dans le Modulor. Il s’agit d’un « petit cabanon pas plus grand qu’un mouchoir de poche »  comme aurait pu le chanter Alibert dans une opérette de Vincent Scotto.



 L’aspect rustique des murs extérieurs en bardage de croûte de pin nous renvoie plus volontiers à l’esprit des cabanes des trappeurs du Grand Nord plutôt qu’à la réalisation d’une architecture moderne. 



Et pourtant, lorsque l’on entre dans cette cellule, c’est toute l’harmonie d’un ensemble à la sobriété à la fois joyeuse et austère, toute la réflexion aboutie d’un habitat fonctionnel et minimaliste qui saute aux yeux.



 Avec fierté, il s’enorgueillie ainsi : « J’ai un château sur la Côte d’Azur, qui a 3,66 m par 3,66m. C’est pour ma femme, c’est extravagant de confort et de gentillesse. »



     Les éléments du mobilier, en chêne ou châtaignier et les cloisons en contreplaqué de marine rivalisent d’astuces pour séparer les espaces,  les activités et faciliter les rangements. Les peintures murales de l’étroit couloir (sa fameuse série des Taureaux),  le sol peint en jaune et les touches multicolores du porte-manteau viennent égayer l’ensemble. 



     Et parce qu’en Provence on peut alterner selon les heures les « dedans » et les « dehors »,  le jardin de cette chambre de villégiature est un prolongement naturel de l’habitation. Le caroubier donne le ton et protège de son ombre.



 L’univers environnant reste très naturel, presque sauvage. Le Corbusier adore vivre en osmose avec cette nature. Il se douche dans une salle de bain improvisée, nu face à la mer, à l’abri des feuillages.




 Une simple table en béton et un siège lui suffisent à satisfaire ses moments bénis de contemplations et de réflexion.


     A l’écart, se trouve d’ailleurs, une baraque de chantier très rudimentaire voué à son atelier. 


Et dire que certains de ses projets les plus ambitieux sont peut-être nés dans cette simple baraque en bois, la mer seule nourrissant sa créativité.





 Que ce soit dans le cabanon ou l’atelier,  de petites fenêtres cadrent la vue comme pour sublimer encore la beauté du paysage déjà si inspirante.


     Ainsi, le Cabanon et son jardin, complétés par l’Atelier, permettent de satisfaire les besoins fondamentaux résidentiels d’un lieu de vacances, une résidence secondaire complémentaire de son duplex à Paris. Seule la cuisine ne figure pas. La fonction « nutritionnelle »  de cet habitat minimum a été astucieusement « externalisée » à l’Etoile de Mer où l’on accède directement depuis l’intérieur du Cabanon,  privilège suprême de ces propriétaires hors normes.


Les Unités de camping,
 concept né d’une amitié

     En 1956, en échange de la parcelle du terrain du Cabanon, Le Corbusier fait construire pour son ami Thomas Rebutato, cinq Unités de camping,  conçues comme un prototype d’habitat de loisirs pour offrir à l’Etoile de Mer une nouvelle activité :  l’hôtellerie.


     Le défi pour Le Corbusier est d’envisager, pour palier à la contrainte du terrain en  restanques, une architecture en pente. 


Il s’agit donc d’un ensemble de cinq cellules construites sur pilotis : côté sud, un panorama exceptionnel sur la mer et côté nord,  une restanque plantée de citronniers et de cerisiers sauvages où l’on accède aux chambres par un escalier-escabeau.





 L’intérieur de ses unités reprend certains principes du Cabanon et témoignent des recherches de l’architecte sur un habitat de loisirs modulaire, économique, adapté au tourisme balnéaire de masse, prévu pour deux personnes dans 8m2.



 La décoration est fidèle à la signature corbuséenne. L’élément suprême est l’idée moderne d’une grande fenêtre allongée pour une nouvelle fois cadrer  le paysage au fond de ce logis étroit en grande profondeur.


 Les couleurs sont beaucoup plus présentes que dans le Cabanon. On les retrouve au plafond et sur les façades. La fonctionnalité du mobilier et l’optimisation des mètres carrés sont toujours aussi surprenantes. 



La simplicité des matériaux ne semble pas faire obstacle au luxe suprême pour Le Corbusier : l’espace et l’harmonie.


 Si je pouvais,  je me hâterais de déposer ma veste au champignon coloré du porte-manteau de l’entrée pour, à mon tour, prendre possession de cette chambre afin de me retirer du monde quelques jours et méditer seule face à la mer.







     Au lieu de cela, assise sur les galets de la plage de Buse, je regarde le rivage rocheux. Jamais je n’aurais imaginé avant cette visite, que se cachait,  derrière la sublime Villa E-1027, véritable icône de l’architecture, qui attire à juste titre tous les regards par son blanc immaculé, un trésor patrimonial aussi discret que sa voisine est éclatante.


     Il est fou de penser que Le Corbusier, architecte, urbaniste, décorateur, peintre, sculpteur et homme de lettres du XXe siècle, dont l’œuvre est classée au patrimoine mondial de l’Unesco, ait pu passer  une grande partie des étés de sa vie à l’abri des regards dans la plus grande simplicité. 

Crédit photo Cap Moderne

Celui qui imaginait des immeubles de plusieurs kilomètres de long, sur les toits desquels pouvaient se jouer des courses automobiles, se contentait d’un petit cabanon aux commodités sommaires et goûtait au plaisir simple, presque ascétique, d’un petit casse-croûte populaire.

Crédit photo Cap Moderne 
 Il n’a pas hésité à mettre le fruit de ses réflexions au service d’une amitié sincère et sans faille avec un simple cabaretier pour édifier des créations criantes d’ingéniosité, symboles de l’architecture moderne.
     


   Son ancrage en Méditerranée a été pour lui comme une seconde naissance et une véritable source d’inspiration.  Il a choisi de trouver ses racines dans la mer, la couleur et le soleil. Je ne peux qu’être étreinte par une émotion débordante en découvrant ce lieu de villégiature si intime, si vernaculaire qu’un grand de ce monde vénérait pourtant.  Mon respect n’en est que plus grand.

Crédit photo Cap Moderne

  Je laisserai conclure le romancier et journaliste Alphonse Karr, également amoureux de la Riviera,  qui disait en son temps : « Les grandes choses, on les montre, les petites, on les laisse voir ».

     Pour notre plus grand bonheur…








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